Le désert du Sahara

 

 

C’est à peu près sur ces entrefaites que le troisième truand est entré, peinard, dans la salle d’autopsie, chercher ses potes voleurs de cadavres. Il a été accueilli par le spectacle de l’un de ses copains affalé dans un coin en un tas extrêmement inconscient, et il a entendu les cris étouffés de son autre associé qui sortaient de la glacière.

Le truand est devenu pâle comme un linceul.

« M’suis trompé de pièce », dit-il. Les mots étaient très secs quand ils sont sortis de sa bouche. On aurait dit le désert du Sahara qui parlait.

« Oh, pardon », dit-il, en faisant demi-tour avec beaucoup de difficulté pour se diriger d’un pas inégal vers la porte : ce sanctuaire devait lui sembler distant d’un ou deux millions de kilomètres.

Ce truand vivant et en bonne santé venait d’être transformé en silhouette de truand en carton.

« Attends une seconde, citoyen », dit le sergent Rink : il a siroté un peu de café l’air décontracté. « Et tu crois que tu vas où comme ça, hein, grand con ? »

Le truand s’est arrêté pile, ou en mourant, selon qu’on pense à l’employé des lieux ou à l’endroit lui-même.

« Je dois m’être trompé d’adresse », dit-il saharatement.

Le sergent Rink a très lentement secoué la tête.

« Vous voulez dire que je suis bien au bon endroit alors ? » dit le truand, sans même se rendre compte de ce qu’il disait : il avait le cerveau hypnotisé par la peur.

Le sergent Rink a fait « oui » de la tête : « oui », c’était ça : il était bien au bon endroit.

« Assieds-toi, enculé », dit le sergent, en lui montrant une chaise à l’autre bout de la pièce, à côté du truand endormi qui ressemblait à un ours.

« L’enculé » a commencé à dire quelque chose, mais le sergent Rink a secoué la tête : « non ». Le truand a poussé un immense soupir à gonfler les voiles d’un clipper. Il a commencé à marcher d’un pas très incertain, comme s’il avait été sur le pont d’un navire dans la tempête, en direction de la chaise.

Les cris sortaient toujours du réfrigérateur :

« aaahhhhhhhhhhhhhhhh… aaahhhhhhhhhhhhh… aaahhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh… »

« Attends un seconde », dit Rink au truand. « T’as un soufflant ? »

Le truand s’est arrêté pile et il n’a plus bougé, comme s’il avait été gelé. Il contemplait la glacière d’où sortaient les cris. Il avait l’air d’être dans un rêve. Il a doucement fait « oui » de la tête : « oui », il avait un pistolet.

« C’est pas gentil ça, mon p’tit gars », dit le sergent Rink d’un ton paternel ; mais on aurait dit la voix d’un père qui avait une entreprise de fourches en enfer. « Je parierais qu’en plus tu n’as pas de permis de port d’arme. »

De la tête, le benêt au pistolet a fait que non, il n’avait pas de permis. Et puis il a dit, en parlant avec difficulté : « Pourquoi il est là-dedans ?

— Tu veux l’y rejoindre ?

— NON ! » a hurlé le malfrat.

Il était absolument certain de ne pas vouloir aller dans le réfrigérateur avec son camarade et il l’a bien fait savoir.

« Bon, alors sois gentil et je ne te mettrai pas avec les macchabées. »

Le truand a fait « oui » de la tête de façon extrêmement appuyée pour dire que, oui, il allait être gentil.

« Retire le pistolet de ta poche très doucement et ne le pointe sur personne. Parfois il arrive que les pistolets partent tout seuls et on n’a pas envie qu’il arrive une chose pareille, parce que quelqu’un pourrait être blessé et alors là, moi, du coup, je connais quelqu’un qui passerait ses vacances scolaires dans le réfrigérateur avec les allongés. »

Le malfrat a sorti un calibre 45 très doucement de sa poche, si doucement qu’il m’a fait penser à quand on essaie de faire couler du sirop d’érable très froid d’une bouteille.

Le sergent est resté assis tranquillement, sa tasse de café à la main. Ce client-là était vraiment supercalme ; dire que j’aurais pu devenir son collaborateur si Babylone n’avait pas pris le dessus.

« Apporte le pistolet ici », dit le sergent.

Le truand a apporté le pistolet au sergent.

Il tenait le calibre 45 comme une petite fille scoute tient sa boîte de gâteaux secs.

« Passe-moi le pistolet ».

Il a passé le pistolet au sergent.

« Maintenant, tu vas aller poser ton cul sur cette chaise, là-bas, et je ne veux pas t’entendre », dit Rink. « Je veux que tu deviennes une véritable statue. Tu m’as bien compris ?

— Oui. »

C’était un « oui » qui avait vraiment l’air de vouloir aller s’asseoir et se changer en statue vivante.

Le truand a emporté son « oui » jusqu’à la chaise à côté de son potaud endormi et s’est assis. Il a fait exactement ce que le sergent lui avait dit de faire et s’est transformé en statue du crime couronné par l’échec. Il a fait face marbrement à la glacière. Il est resté assis, là, à la regarder, et à écouter les cris qui en sortaient.

Les « aaahhhhhhhhh ! ! ! aaahhhhhhhh ! ! ! aaahhhhhhh ! ! ! aaahhhhhhhhh ! ! ! » nous parvenaient maintenant en halètements brefs.

« Tu vois, c’est bien vrai ce que dit « L’Ombre », dit le sergent Rink. « Le crime ne paie pas ».

« aaahhhhhhh ! ! ! aaahhhhhhh ! ! ! ahhh ! ! ! aaahhhhhh ! ! »

« J’ai dans l’idée que ce couillon est prêt à chanter maintenant », dit Rink. « Je vais tirer tout ça au clair. C’est pas normal qu’il se passe tant de trucs passionnants dans une morgue. La municipalité de San Francisco ne peut pas se permettre qu’on fasse les poches à ses cadavres. Ça donne mauvaise réputation à la ville auprès des morts. »

Les « aaahhhh ! ! ! aaahhhh ! ! aaahhhh ! ! ! aaahh-hh ! ! ! » sortaient toujours du réfrigérateur.

« Dites, les gars, il y a un opéra que vous avez spécialement envie d’entendre, dit le sergent.

— La Traviata, j’ai dit.

— Madame Butterfly, a dit Pilon.

— Voilà, ça vient », a fait Rink.

Un Privé à Babylone
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